La sémantique de la Facilité pour la reprise et la résilience
La lexicométrie permet d'identifier les concepts dominants de la Facilité pour la reprise et la résilience (MRR), les thèmes qui en sont absents et la manière dont les pouvoirs publics construisent une sémantique capable de dissimuler les intérêts des classes dominantes dans la crise actuelle.1 Dans cette dissertation, nous laissons quelques indices sur l'intérêt de l'analyse sémantique des directives européennes pour la compréhension de leurs objectifs politiques.

La taille des lettres de chaque mot est proportionnelle au nombre de fois où il apparaît dans le texte. Les mots sont organisés graphiquement selon leur proximité dans la construction des phrases (cooccurrence) et l'épaisseur des branches qui les relient reflète leur degré d'interconnexion significatif (cliquez sur l'image pour l'agrandir). Ce qui est particulièrement frappant dans cette infographie, c'est que tout tourne autour du concept de «devoir» (notez qu'en portugais le mot «dever» [devoir | obligation] peut être un nom ou un verbe et désigne indifféremment une obligation morale, une obligation légale ou une obligation d'endettement).
Les défenseurs des intérêts du Capital ont systématiquement recours à deux armes majeures pour affaiblir la lutte des exploités : les manœuvres de division et les manœuvres sémantiques. À ces deux éléments s'ajoute l'utilisation de manœuvres répressives (certaines subtiles, d'autres extrêmes), qui définissent la genèse de l'État lui-même et sont utilisées en dernier recours, lorsque tout le reste échoue.
La première de ces armes, le divisionnisme, est bien connue, même si elle est difficile à annuler. Pour éviter que le petit 1 % de privilégiés n'entre en collision frontale avec les 99% de miséreux, on oppose les travailleurs sédentaires aux migrants, les hommes aux femmes, les salariés aux chômeurs, les jeunes qui arrivent sur le marché du travail aux travailleurs ayant des droits acquis, les campagnes aux villes, les diplômés aux analphabètes. Tant que les opprimés et les exploités se concentrent sur leurs différences apparentes, ils laissent l'ennemi commun indemne.
La deuxième arme majeure des défenseurs du Capital est moins médiatisée, mais non moins efficace. C'est le changement sémantique constant du discours dominant qui empêche la cristallisation d'une conscience collective. Si les idées centrales des exploiteurs (leurs intérêts) restent inchangées sur de nombreuses générations, le vocabulaire utilisé pour les exprimer change régulièrement. Alors que les sciences en général et l'économie politique en particulier cherchent à stabiliser leurs signes, à construire un vocabulaire permanent qui permette à la communauté scientifique de rester soudée et de dialoguer, d'éviter d'alimenter les malentendus, de transmettre génération après génération un vaste corpus de connaissances stables et jaugées, le Capital cherche à faire exactement le contraire : il change régulièrement les symboles signifiants à travers lesquels il présente son récit historique et son projet de société. Ce tourbillon sémiotique a un effet désorientant sur le camp populaire, qui a besoin de beaucoup de temps pour : 1) comprendre le cœur du projet capitaliste ; 2) générer un récit alternatif et unificateur ; 3) s'organiser autour de ses propres intérêts et agir sur la réalité sociale. En règle générale, lorsque ces trois temps sont proches de la maturité et sur le point de produire un effet mobilisateur, le Capital prend l'initiative d'opérer un changement de vocabulaire et de narration, laissant le champ du Travail2 complètement désorienté. Cela ne devrait pas nécessairement être le cas si le camp des opprimés était capable de prendre l'initiative et de confiner les patrons dans une position défensive, mais c'est malheureusement ce qui se passe dans l'écrasante majorité des cas historiques. La question de l'initiative est cruciale dans le jeu de forces entre exploités et exploiteurs.
En ces termes, on pourrait croire qu'il s'agit de questions purement théoriques, éloignées de la réalité quotidienne. Cependant, lorsque l'on confronte cette théorie à des exemples concrets, on s'aperçoit que c'est quelque chose de très terre à terre, qui traverse constamment notre quotidien.
Ainsi, par exemple, on constate que tous les 10 ou 15 ans, la sémantique dominante concernant le système de la dette change. En 2011, les Portugais ont été écrasés par un discours qui justifiait l'endettement brutal du pays au profit exclusif d'une infime minorité (les banquiers). Ce discours reposait sur l'idée que tous, y compris les plus misérables, avaient trop dépensé, que les services sociaux causaient des pertes insupportables, que l'évolution démographique rendait le système de retraite contributif insoutenable, etc. C'était le discours du blâme, pour faire avaler la pilule aux gens. Il a fallu près de 10 ans pour que certains secteurs de la population commencent à comprendre que les contrats de dette imposés par la Troïka (gardés à l'abri des regards) stipulaient expressément que les prêts ne pouvaient être utilisés que pour recapitaliser les banques, et que le pays serait sévèrement puni s'il osait utiliser ces fonds dans la sphère sociale ; que l'évolution de la pyramide des âges ne réduit pas le nombre de personnes disponibles pour travailler et donc pour soutenir le système de retraite contributif, au contraire, elle l'augmente (ce qui affaiblit le système contributif, c'est le chômage et les bas salaires, pas l'âge médian des personnes) ; que la question des profits et des pertes ne se pose absolument pas pour les services sociaux (santé, éducation, culture, logement, enseignement, santé publique, soins de proximité, etc.), pour la simple raison que ces services n'ont pas besoin d'avoir une valeur d'échange pour exister, mais ont toujours une valeur d'usage très élevée, une valeur vitale.
Lorsque cette prise de conscience a commencé à prendre forme, le discours dominant a soudainement changé de forme. Le jeu est revenu à la case départ et il faut maintenant recommencer la déconstruction du discours dominant.
Les puissances européennes en viennent-elles à regretter l'austérité ?
Dans de nombreux passages de la FRR, il semble y avoir une sorte de mea culpa implicite par rapport au discours précédent, qui visait à justifier l'endettement illégitime et les mesures d'austérité. Ainsi, par exemple, la construction de la résilience future dans le secteur de la santé impliquerait désormais une revitalisation des services de santé... précédemment détruits par les mesures d'austérité néolibérales.
Est-ce vraiment le cas ? Les autorités européennes et nationales regrettent-elles vraiment d'avoir sapé les services de santé publique, détruisant la résilience, par exemple face à une pandémie inattendue ..., d'avoir affaibli les systèmes publics d'éducation, de recherche scientifique, de communication, nous laissant incapables de tirer pleinement parti de l'ère numérique ..., d'avoir favorisé l'exploitation sauvage de l'environnement et des ressources naturelles ? Comme le camp populaire n'a pas pris l'initiative (à quelques exceptions près sur l'environnement et le changement climatique), il est maintenant obligé de recommencer un long processus de déconstruction du récit dominant à partir de zéro.
Un nouveau vocabulaire qui cache des processus d'endettement nouveaux et plus larges
Comme cela a déjà été dit dans la présentation de ce dossier, nous sommes confrontés à la création de nouvelles formes d'endettement encore plus vastes et plus écrasantes que celles auxquelles nous étions habitués. Malheureusement, les nouvelles formes d'endettement nous sont présentées à travers une sémantique trompeuse, qui appelle habilement le processus d'endettement des subventions.
Lemmes dominants | Occurrences |
---|---|
dever |
186 |
resiliência |
91 |
recuperação |
91 |
plano |
86 |
comissão |
74 |
estados_membros |
71 |
financeiro |
69 |
UE |
67 |
mecanismo |
59 |
execução |
51 |
europeu |
45 |
medida |
40 |
apoio |
39 |
regulamento |
36 |
investimento |
36 |
incluir |
36 |
objectivo |
35 |
social |
34 |
reforma |
33 |
estado_membro |
33 |
assegurar |
33 |
forma |
32 |
económico |
29 |
conselho |
28 |
avaliação |
28 |
presente |
26 |
contribuição |
26 |
abrigo |
26 |
prazo |
25 |
efeito |
25 |
nacional |
24 |
causa |
22 |
acordo |
22 |
digital |
21 |
matéria |
20 |
caso |
20 |
base |
20 |
apresentar |
20 |
Tableau 1: (Note: A ce jour, nous n'avons pas été en mesure d'effectuer une analyse lexicométrique du texte français.)
Les lemmes actifs prédominants (fréquence >=20) dans la FRR.3 Il est remarquable que dans cette liste d'occurrences des 38 lemmes principaux nous ne trouvions que 4 verbes (c'est-à-dire 4 lemmes dénotant une action) : dever, incluir, assegurar, apresentar. Le lemme dever, qui en portugais peut fonctionner comme un verbe ou un nom et désigne indifféremment une obligation morale, une obligation légale ou une dette, est absolument dominant, avec deux fois plus d'occurrences que «reprise et résilience». |
Les concepts fondamentaux de la Facilité pour la reprise et la résilience
Deux des thèmes centraux de la FRR sont exprimés dans le titre même du document : reprise et résilience.
Le concept de résilience ne fait aucun doute, puisqu'il est défini à l'article 2 du Règlement (UE) 2021/241 du Parlement européen et du Conseil du 12/02/2021 établissant le mécanisme de reprise et de résilience, et ne s'écarte pas sensiblement du bon sens :
«[la] "résilience" [est] la capacité à faire face à des chocs économiques, sociaux et environnementaux ou à des changements structurels durables de manière équitable, durable et inclusive»
Cependant, le concept de récupération, qui est également central dans les directives européennes, n'est pas inclus dans l'ensemble des définitions de l'article susmentionné. Ce n'est pas surprenant, puisque l'idée de récupération est au cœur du problème : la récupération de qui?4 Les intérêts fondamentaux en jeu (les intérêts de classe) sont soigneusement passés sous silence dans tous les documents de l'Union, comme s'ils n'avaient jamais existé sur terre.5
«La FRR est sans aucun doute un plan de récupération et de résilience. Plus précisément, il s'agit d'un plan pour la récupération et la résilience du capital. [...] La vérité est la suivante : la FRR, la relance et la résilience du capital, se font aux dépens de la misère des travailleurs et de la destruction du travail organisé.»6
Une autre idée insaisissable dans les documents de l'UE liés au MRR concerne l'origine des ressources financières. La meilleure approximation à cette question se trouve dans l'article 2 susmentionné, où il définit les «Fonds de l'Union». Malheureusement, il s'agit d'une définition tautologique (en bref : «"Fonds de l'Union" [sont] les Fonds visés par un règlement du Parlement européen et du Conseil portant dispositions communes relatives au Fonds européen [...]»). De plus, les tautologies sont un vice récurrent dans la FRR.
Nous devons fouiller dans d'autres documents de l'UE pour trouver des indices sur le financement de la FRR. Ces indices sont révélés sur une page de l'UE intitulée «The EU as a borrower – investor relations» («L'UE en tant qu'emprunteur - relations avec les investisseurs»). Là, nous voyons enfin que nous avons affaire à un programme d'emprunts massifs au niveau de l'UE.
Bien sûr, l'idée de «fonds» est présente dans les documents relatifs au mécanisme de relance et de résilience, elle n'est pas complètement cachée à notre vue, mais comme elle n'y est jamais définie et que ses mécanismes réels ne sont pas clarifiés, le citoyen moyen ne se rend pas compte de ses implications. Pour l'homme de la rue, l'idée de fonds est avant tout liée à la tirelire, à l'épargne et aux contributions de solidarité. Mais ces formes d'accumulation providentielle des ressources n'ont rien à voir avec l'exploitation de nos semblables ; elles ne servent que la survie personnelle ou mutuelle.
Les «fonds» dont il est question dans les documents de l'UE sont d'un tout autre type : ils sont le résultat de la collecte spéculative et usuraire de ressources financières, de l'accumulation de capital dans le but spécifique de provoquer l'endettement, c'est-à-dire l'assujettissement politique et l'extraction de rentes (intérêts) qui seront payées par les citoyens ordinaires, au profit d'une minorité déjà privilégiée. «Fonds», dans la terminologie anglophone et financière (exemple : Fonds monétaire international), désigne une opération de marché financier visant à alimenter une dette présente ou future, payée aux dépens des biens communs.
C'est ainsi qu'un simple malentendu sémantique peut convaincre des populations entières que la FRR cherche le «bien commun», alors qu'en réalité elle cherche le bien d'une élite financière.
Mea culpa ou feu d'artifice ?
Comme je l'ai déjà mentionné, le texte de la FRR semble refléter un renoncement implicite à bon nombre des politiques néolibérales adoptées précédemment. Bon nombre des propositions et des orientations présentées dans le document constituent un aveu honteux des résultats désastreux de l'austérité imposée par ces mêmes autorités lors du cycle politique précédent.
En effet, dans plusieurs passages, les considérants du MRR mettent explicitement en garde :
- les effets néfastes de la faiblesse des services de santé publique et la nécessité de les renforcer ;
- la dégradation de la situation des femmes due à l'appauvrissement et à la désorganisation économique et sociale ;
- la nécessité de rééquiper les services publics d'enseignement et de recherche, ainsi que d'augmenter le nombre de personnels qui y sont placés et de les dignifier ;
- de renforcer divers autres types de services publics, à savoir les soins de proximité et divers autres mécanismes liés à la reproduction sociale ;
- rétablir la négociation collective ;
- réduire la précarité du travail (ce ne sont pas les mots utilisés) et donner des conditions de stabilité et de dignité aux travailleurs (attention : il n'est jamais question d'abroger les lois qui ont déréglementé les relations de travail et affaibli la capacité de négociation des travailleurs) ;
- développer et adopter des solutions numériques ouvertes ;
- etc.
Chacune de ces déclarations se heurte à plusieurs indices qui vont dans le sens contraire, c'est-à-dire qui nous amènent à penser que le supposé mea culpa est, en réalité, un stratagème sémantique. Nous essaierons de traiter cette question, composant par composant, dans les autres articles de cette section.
Notas:
[1] Dans cette étude, nous avons utilisé le logiciel Iramuteq pour effectuer la lexicométrie de la FRR. Nous ne sommes pas des experts en la matière et nous n'avons donc pas la prétention de faire une analyse lexicométrique fine. Nous avons seulement l'intention d'indiquer des indices auxiliaires pour une analyse de contenu.
[2] La notion de travail doit être comprise dans son sens large : elle inclut tous les types de travail, qu'il soit rémunéré ou non, volontaire ou forcé, productif, marchand ou non marchand et lié à la reproduction sociale (et donc le plus souvent non reconnu et non rémunéré). En revanche, la notion de capital doit être comprise dans son sens strict : elle se réfère à l'accumulation de ressources uniquement lorsqu'elle sert à exploiter le travail d'autrui ; l'épicerie du coin, où ne travaillent que la famille du propriétaire légal, n'est pas un capital ; la masse de ressources accumulées dans un hôpital public ou un département multimédia de l'État n'est pas un capital.
[3] La fréquence, en lexicométrie, est synonyme de «nombre d'occurrences d'un lemme dans un texte».
Un lemme est un terme désignant une famille de mots ; le lemme investir, par exemple, regroupe toutes les formes du verbe apparaissant dans le texte. Une fréquence=7 pour le lemme investissement signifie que la somme des occurrences des mots investissement et investissements est égale à 7.
Les formes actives sont les lemmes/concepts considérés comme plus importants dans un texte donné, c'est-à-dire capables de produire du sens dans le contexte donné.
Les formes complémentaires sont des mots qui, bien qu'ils soient essentiels à la construction des phrases, ne sont pas considérés comme porteurs de sens dans le contexte en question.
Par exemple, les lemmes Portugal, PRR, investissement et emploi sont considérés comme des formes actives ; les mots comme, qui, pour, un, et avant, sont considérés comme des formes supplémentaires, de même que être, avoir, et ne sont pas comptés.
Note méthodologique : toutes les références directes aux règlements et aux lois ont été soustraites des tableaux lexicométriques.
[4] L'exercice de la politique, que tant de personnes semblent avoir d'énormes difficultés à comprendre et à définir, consiste tout simplement à gérer les multiples intérêts en jeu dans une société. C'est pourquoi toutes les requêtes politiques, y compris celle-ci, doivent commencer et se terminer par cette simple question : qui ? pour qui ?
[5] A proprement parler, ce n'est pas vraiment le cas. Les documents officiels de l'UE font parfois référence à des secteurs spécifiques de la société (femmes, enfants, migrants, etc.). Mais il faut noter qu'il s'agit de sous-classes, renvoyant aux manœuvres de division déjà mentionnées, et dissimulant les grandes catégories sociales – notamment la distinction entre Capital et Travail, entre exploités et exploiteurs. L'effet pernicieux de cette occultation des grandes catégories sociales est parfaitement mis à l'échelle, par exemple, dans le manifeste «Feminism for the 99%», de Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya et Nancy Fraser, 2021.
[6] Adriano Zilhão, «O Que É o PRR e a Quem Serve a Bazuca?» («Qu'est-ce que le RRP et à qui sert le bazooka ?»), Via Esquerda, 22/03/2021.
Sources et références
Voir la liste générale des sources et des références dans ce dossier.
Indice de ce cahier
La Facilité pour la reprise et la résiliencevisites (toutes les langages): 63